Association Nationale des Professeurs de Français en Uruguay

L’IMAGINAIRE VERT, VÉHICULE DE L’INTERCULTUREL par Maria TRONEA

HAÏTI

            Jacques Roumain et le combat contre la sécheresse

             L’un des écrivains représentatifs de l’espace haïtien est Jacques Roumain (1907-1944) dont le roman le plus connu  estGouverneurs de la rosée (1944), titre poétique, inspiré par le paysan chargé de la distribution de l’eau. Le syntagme créole «gouvène rouze» est adapté au français, procédé qui illustre le choix de l’auteur d’écrire en français, mais aussi le désir de valoriser sa langue d’origine.

            Dans le roman de Jacques Roumain, le végétal est marqué par la dégradation due à la sécheresse entraînée par le déboisement:

           (…) Mais la terre est comme une bonne femme, à force de la maltraiter, elle se révolte: j’ai vu que vous avez déboisé les mornes. La terre est toute nue et sans protection. Ce sont les racines qui font amitié avec la terre et la retiennent: ce sont les manguiers, les bois de chênes, les acajous qui lui donnent les eaux des pluies pour sa grande soif et leur ombrage contre la chaleur de midi. C’est comme ça et pas autrement, sinon la pluie écorche la terre et le soleil l’échaude: il ne reste plus que les roches.          

Un riche réseau stylistique suggérant la mort des plantes est présent dans le texte: champ dévasté de petit-mil, cactus rongés de vert-de-gris, bayahondes rouillés, maigres broussailles, feuillage déchiquèté des arbres à pain, malangas macérés, racines mortes, morne décharné, champs dévastés, plantes affaissées et rouillées, les feuilles des lataniers pendaient, inertes, comme des ailes cassées, des arbres engourdis, broussailles rabougries etc.

            Après quinze ans passés à Cuba «à tomber la canne», Manuel, le protagoniste du roman rentre à Fonds-Rouge, son village natal, perçu à la manière proustienne:

         Du regard, l’homme donna encore une fois le bonjour à ce paysage retrouvé: bien sûr qu’il avait reconnu sous le massif de genévriers le sentier à peine visible entre cet amas de roches d’où fusait la tige des agaves empanachée d’une grappe de fleurs jaunes.

          Il respira la senteur des genévriers exaltée par la chaleur; son souvenir de l’endroit était fait de cette odeur poivrée.   

Le bonheur ressenti à la rencontre de son pays se traduit dans un salut adressé aux arbres, qui reprend les formules de salut utilisées par les habitants:

          Il avait envie de chanter un salut aux arbres: Plantes, ô mes plantes, je vous dis: honneur, vous me répondrez: respect, pour que je puisse entrer. Vous êtes ma maison, vous êtes mon pays. Plantes, je dis: lianes de mes bois, je suis planté dans cette terre, je suis lié à cette terre. Plantes, ô mes plantes, je vous dis: honneur, répondez-moi: respect pour que je puisse passer.

            Poussés par la pauvreté, les habitants de Fonds-Rouge transforment les arbres en charbon qu’ils vendent en ville «pour un peu de monnaie.» Le pendant de «l’arbre mutilé» est l’arbre vivant, foyer des oiseaux:

         Un arbre, c’est fait pour vivre en paix dans la couleur du jour et l’amitié du soleil, du vent, de la pluie. Les racines s’enfoncent dans la fermentation grasse de la terre, aspirant les sucs élémentaires, les jus fortifiants. Il semble toujours perdu dans un grand rêve tranquille. L’obscure montée de la sève le fait gémir dans les chaudes après-midi. C’est un être vivant qui connaît la course des nuages et pressent les orages, parce qu’il est plein de nids d’oiseaux.

            La liste du végétal présent dans le roman est riche: bayahondes, tamariniers, palmiers, manguiers, calebassiers, campêchers, avocatiers, gommiers, arbres à pain, bambous, lataniers, ormes, chênes, pins, halliers, cactus-chandeliers, mombins, genévriers figuiers maudits, lauriers, malangas, lianes, agaves, fougères, herbe de Guinée, petit-mil, maïs, cresson, menthe, choux-caraïbes, etc. Le morne, topos identificateur  de l’espace antillais, y apparaît, suite à la sécheresse, «décharné». Les cases des habitants sont, généralement, appuyées «contre la tonnelle», qui abrite les réunions. La cuisine est dominée par le végétal:

         Dans les chaudrons, les casseroles, les écuelles, s’empilaient le grilleau de cochon pimenté à l’emporte-bouche, le maïs moulu à la morue et si tu voulais du riz, il y en avait aussi: du riz-soleil avec des pois rouges étoffés de petit salé. Et des bananes, des patates, des ignames en gaspillage.         

Les boissons sont elles aussi à base des plantes: à part le rhum, on y consomme de la tafia et du clairin, les deux, alcools de cannes à sucre: Le dimanche à la gaguière, le clairin à la cannelle, au citron ou à l’anis montait vite à la tête des habitants. (…)

            À Fonds-Rouge, l’eau, portée par les femmes dans des calebasses, est rare et les cérémonies offertes aux loa pour qu’ils fassent tomber la pluie n’ont pas d’effet. C’est Manuel, «le gouverneur de la rosée», qui sauvera le village, en découvrant la source des eaux au Morne Villefranche, auprès d’un figuier maudit et des malangas:

           Manuel s’arrêta, il en croyait à peine ses yeux et une sorte de faiblesse le prit aux genoux. C’est qu’il apercevait des malangas, il touchait même une de leurs larges feuilles lisses et glacées, et les malangas, c’est une plante qui vient de compagnie avec l’eau.

           Sa machette s’enfonça dans le sol, il fouillait avec rage et le trou n’était pas encore profond et élargi que dans la terre blanche comme craie, l’eau commença à monter.           

La nouvelle de la découverte de l’eau se répand par «le télégueule», la source première étant Annaïse, la bien-aimée de Manuel. Celui-ci sera abattu par le jaloux Gervilen Gervilis, mais sa mort, suite à ses vœux, réconciliera les habitants du village, jusque là, divisés. Ceux-ci lui dédient un coumbite

            On chante le deuil, c’est la coutume, avec les cantiques des morts, mais lui, Manuel, a choisi un cantique pour les vivants: le chant du coumbite, le chant de la terre, de l’eau, des plantes, de l’amitié entre habitants, parce qu’il a voulu, je comprends maintenant, que sa mort soit pour vous le recommencement de la vie. 

Dany Laferrière, un Haïtien qui n’oublie pas ses racines

            Le métissage linguistique illustré par l’infusion du créole dans le français est présent aussi dans l’œuvre d’un autre écrivain originaire d’Haïti, établi en 1976 à Montréal, Dany Laferrière. Le roman, Pays sans chapeau, fait référence à son retour à Port-au-Prince, après vingt ans d’errance. Il y retrouve la sève nourricière de son inspiration, le symbole en étant l’ombre du manguier:

Il y a longtemps que j’attends ce moment: pouvoir me mettre à ma table de travail (une petite table bancale sous un manguier, au fond de la cour) pour parler d’Haïti tranquillement, longuement. Et ce qui est encore mieux: parler d’Haïti en Haïti. (…).

Les gens de la ville surpeuplée, «la foule hurlante», la nature, lui transmettent la force d’écrire: J’écris à ciel ouvert au milieu des arbres, des gens, des cris, des pleurs. Au cœur de cette  énergie caribéenne (…).

            Le français métissé, fleuri par le créole, peut être illustré par la présence des proverbes haïtiens mis en exergue à tous les chapitres du livre dont nous retenons ceux qui portent l’aura du vert:

       Trois feuilles trois racines oh jeté, blié, ramassé, songé.

       (Trois feuilles trois racines oh celui qui jette, oublie celui qui ramasse, se rappelle).

            Anvant ou monté bois, gadé si ou capab descenn li.

        (Avant de grimper à un arbre, assure-toi de pouvoir en descendre.)

        Cabrit dir: Mouin mangé lanman, cé pas bon li bon nan bouche mouin pou ça.

        (La chèvre dit: Si je mange cette plante amère, ce n’est pas sûrement pas parce que ça goûte bon à la bouche.)

         Sèl couteau connin ça qui nan cœur gnanme.    

         (Seul le couteau connaît le secret caché au cœur de l’igname.)

         Nous ce cayimite: nous mu sous pied, min nous pas janm tombé.

         Nous sommes comme ces fruits-les cayimites-qui, même mûrs, ne tombent jamais de l’arbre.)

      RÉFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

LAFERRIERE Dany , 1999, Pays sans chapeau, Paris, Éd. Le Serpent à Plumes.

ROUMAIN Jacques, 1946, Gouverneurs de la rosée, Paris, Les Editeurs Français Réunis.